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Los lagos son llenos de ricos y pobres


Au-delà des clichés sur la violence qui y régnerait, la capitale économique du Nigeria bouillonne, crée, se transforme à un rythme fou. Plongée dans quatre quartiers d'une ville tentaculaire et fascinante dont les 20 millions d'habitants sont unis dans la quête et le culte de l'argent.

La première fois qu’on voit Lagos, on ne peut que trouver cette ville franchement laide. On amorce l’atterrissage vers la capitale économique de l’Afrique en pénétrant un nuage brunâtre, une nuée de poussière mêlée à l’humidité et à la pollution. Pas un arbre à l’horizon, pas un espace vert, ni d’espace tout court d’ailleurs. La vue du hublot se limite à un ramassis de maisons collées les unes aux autres, sous des toits en tôle, transpercé par des rues terreuses encombrées de dizaines de milliers de voitures et de bus jaunes. Et pourtant, la mégalopole vous entraîne à elle, irrémédiablement. Elle dévore de passion tous ceux qui osent poser le pied au cœur de ses tentacules. Bientôt, ils n’auront qu’un but, qu’un mot à la bouche et qu’une seule raison de vivre : l’argent. Une seule conviction les unira, celle que l’avenir, devrait-il être sordide ou effrayant, se trouve ici. Le reste du monde n’existera plus. La mégalopole fascine et attire en moyenne cinquante nouvelles personnes toutes les heures depuis quarante-cinq ans. Dans les années 70, on y comptait à peine deux millions d’habitants. Aujourd’hui, on estime que sa population a dépassé les 20 millions. Des estimations. Car rien n’est fiable à Lagos, tout n’est qu’un pari aveugle et passionné sur l’avenir. Tout change, tout disparaît, se perd ou s’amoncelle.

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Construit sur une lagune, découpée en îles et dans un immense morceau de continent rejoint par des ponts, le petit port colonial portugais n’a jamais été préparé à accueillir tant de nouveaux enfants, tant de nouvelles voitures, tant de bidonvilles et tant de millionnaires. Même l’aéroport n’est toujours pas prêt. Les Nigérians expatriés, de retour de Londres et d’Atlanta pour les vacances ou les affaires, se remarquent aux longs soupirs dans les files d’attente devant les services d’immigration. La climatisation peine à dissiper la chaleur poisseuse des tropiques. Elle s’immisce entre les pores. Puis d’un coup, les nouveaux arrivants se souviennent : tout se paye à Lagos, tout est combat. A peine les portes de l’aéroport s’ouvriront-elles, qu’il faudra lutter contre la température, contre le bruit, les embouteillages, les moustiques et les agents de sécurité. Les souvenirs douloureux s’entrechoquent, quand enfin, le visa est tamponné. Les valises commencent à dévaler sur le tapis. Mais l’électricité saute, et le hall plonge dans l’obscurité. Le générateur gigantesque se met alors en branle, dans un vacarme qui rythmera à partir de cette seconde précise, la vie et les nuits. Tous les passagers, à peine arrivés et déjà épuisés, fixent le tapis immobile. Et en communion, ils se mettent à penser : bienvenue à Lagos.

Yaba

«Pas de nourriture pour les feignants»

Situe-Yaba

«How much ?» Combien. Voici le mot de passe magique de la négociation. Le «bonjour» dans la langue locale. La politesse, les salutations, oubliez. C’est un artifice social pour les faibles, ou ceux qui ont le luxe d’avoir le temps. 200  nairas (90  centimes d'euro) ? Chinwe Ikulor arrête son keke sur le bas-côté de la chaussée et ordonne aux passagers de monter. 300 nairas ? Le chauffeur fait mine de ne pas entendre une négociation déjà victorieuse, et conduit sa voiturette à trois roues en slalomant entre les embouteillages. Qu’importe si la voie de droite, sur la grande avenue de Macaulay est bouchée, un coup de guidon et le mini-bolide jaune citron prend le boulevard à contresens. Pas de ceinture de sécurité, mais sur son pare-brise, Chinwe a collé une inscription, en guise de talisman : «Je prie pour Jésus.» Le jeune homme est arrivé dans la capitale économique du Nigeria il y a à peine quelques mois. A 24 ans, il a quitté Benin City, sa ville natale dans le «Sud-Sud», comme on l’appelle au Nigeria, pour se fondre dans les bidonvilles de Lagos. La mégalopole lui a tout appris : l’électronique, la débrouille et plus récemment, à conduire. «Si tu crois que t’es fort, viens à Lagos. Tu le sauras», dit-il, le doigt bloqué sur le klaxon.

Entre les immeubles à deux étages, rongés par l’humidité, on distingue quelques ruines d’une autre ère. Rares sont les maisons des anciens commerçants portugais, établis sur la côte de l’Afrique de l’Ouest dès le XVIe siècle, ayant survécu aux années et à l’inflation du mètre carré. Yaba, petite ville maritime, capitale de la province des Lacs (Lagos, en portugais), était perdue dans la brousse, avant d’être avalée tout entière par la plus grande ville du continent africain. «Quand tu penses Yaba, tu penses vêtements», explique notre guide, en tentant de se frayer un passage dans un immense marché aux fripes. Sous-vêtements sexy, pantalons délavés, pile de gants de toilette et maillots des équipes de football internationales s’amoncellent à perte de vue. Le torse nu dégoulinant de sueur, des hommes portent des dizaines de kilos de vêtements d’occasion, importés de Chine ou d’Europe dans des sacs compactés. Ils seront revendus ensuite aux commerçants de la ville, du pays, voire dispersés dans toute l’Afrique de l’Ouest. Malgré les coups de klaxons insistant de Chinwe, personne ne veut laisser de la place à son pauvre keke. Le chauffeur force le passage, pousse des fesses et des étals, sans qu’un seul regard ne soit échangé. «Tout ce qui les intéresse, c’est le business. Tu pourrais les écraser, qu’ils ne le verraient même pas. Ils se réveilleraient au paradis, toujours en train de négocier leur jean.»

Dans la rue derrière le marché, une usine informelle, construite de taules et de fils électriques suspendus, accueille des centaines de self-made-men. Dans d’autres lieux, on croiserait des ouvriers, l’enseigne d’une grande marque, un patron, des contremaîtres, et des avocats plaidant contre des conditions de travail inhumaines, contraires à toutes les lois internationales. A Yaba, dans cette usine de vêtements, on transforme un bout de chiffon en robe de soirée estampée frauduleusement «made in Italy», en l’espace de quelques minutes. Ici, les découpeurs coupent. Les designers dessinent. Les tailleurs cousent. Les repasseurs repassent. La robe ou le pantalon à plis passent de main en main, d’atelier en atelier, jusqu’à la vente ultime. Chacun fait son affaire, et récupère sa part, sous une température frôlant les 45 degrés. Sans jamais un signe de fatigue ou d’abandon. «Pas de nourriture pour les feignants !, philosophe Chinwe. La paresse est l’aveuglement du succès.» Le conducteur de keke avoue n’avoir jamais pensé comme cela avant d’atterrir dans «la ville du bruit et de la controverse», comme il l’appelle. La ville du capitalisme outrancier, régnant à chaque degré de la strate sociale. «Quand j’étais petit, je voulais devenir poète, s’époumone Chinwe, depuis son siège conducteur. Mais finalement, je suis arrivé à Lagos, et je suis devenu un hustler [débrouillard, un mec de la rue, ndlr] Il coupe court à la conversation, éteint le moteur, et se retourne. «Vous êtes arrivés. Ça fera 500 nairas.»

Sabo-Yaba

«Le pétrole, notre malédiction»

Situe-Sabo-Yaba

On grimpe quatre à quatre les marches du grand immeuble de CC Hub, l’incubateur des start-up du web nigérian. Situé dans le prolongement direct de Yaba, Sabo-Yaba se veut le nouveau quartier jeune et branché de Lagos. Au premier étage de CC Hub, se trouve le «laboratoire» : une grande pièce climatisée où sont exposés une trentaine de smartphones. «C’est pour tester nos nouvelles applications, et voir si elles sont compatibles avec toutes les marques de téléphone, présente Banke, jeune assistante de CC Hub. Et ici, nous avons une imprimante 3D.» Mais… elle marche ? «Evidemment !», s’exclame-t-elle. «No vex», (te vexes pas) comme on dit en langage de la rue. Mais, dans une ville où l’électricité est un défi quotidien et l’eau potable, un fantasme pour ses 20 millions d’habitants, vous pardonnerez notre étonnement. Mais dans les locaux de CC Hub, on se prépare à l’avenir. Dans la cage d’escalier qui mène à la «salle d’incubation», les fondateurs du lieu ont suspendu une affiche, digne de la Silicon Valley californienne : «Fuck Mediocrity.»

Femi Longe est l’un d’eux. Il prend le relais de la visite. Pendant qu’une vingtaine de jeunes designers de sites internet, concepteurs d’applications ou spécialistes en marketing web, planchent sur leur dernière invention au 4e étage, Femi mène la marche jusqu’au toit de l’immeuble. Le rooftop est recouvert de faux gazon vert, de tables et de parasols et domine la ville. Un mini-restaurant propose snacks et menu du jour. Sur la bordure de la terrasse, un seul mot d’ordre : la technologie au service du développement. Dans un Etat aussi défaillant que peut l’être le Nigeria, les nouvelles technologies servent de tremplin vers un monde meilleur. BudgIt est sans doute le succès le plus représentatif de la nouvelle voix de la jeunesse nigériane. La plateforme «née dans ces locaux», comme aime à le rappeler Femi Longe, permet d’accéder de manière chiffrée et transparente aux dépenses de l’Etat. Un garde-fou virtuel, pour le pays classé à la 136e place sur 163 dans le classement des pays les plus corrompus au monde, selon Transparency International. Aujourd’hui, BudgIt emploie 22 personnes et représente l’un des plus beaux succès de la nouvelle technologie dans les pays émergents. CC Hub propose des prêts de 5 000 à 50 000 dollars pour le développement d’une start-up, mais aussi un réseau, des locaux, de la climatisation, et un accès rapide à Internet. «Le gouvernement, grâce à un partenariat avec des entreprises de télécommunication, nous a permis d’avoir accès à la fibre», explique le cofondateur de CC Hub. Une technologie qui a transformé le quartier ces deux dernières années. Les compagnies internet les plus célèbres dans le pays déménagent les unes après les autres à Sabo-Yaba. A l’horizon de la terrasse, Jumia.ng, siège du site internet le plus populaire au Nigeria, permet de faire livrer à votre porte tous les produits de consommation, du frigo aux chaussures à talons dernier cri. Une révolution, dans une ville où le moindre déplacement est un parcours du combattant.

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Quelques centaines de mètres plus bas sur le boulevard Macaulay, Gbenga Sesan, a ouvert une école de formation informatique. Dans les locaux, entièrement climatisés, carrelés, et décorés d’écrans plats avec CNN en fond sonore, l’eau ne coule pas des robinets. Mais une soixantaine d’ordinateur flambants neufs, attendent les étudiants : des jeunes ambitieux, diplômés ou non, qui veulent apprendre les bases de l’informatique ou à développer une idée révolutionnaire. «L’un de nos étudiants travaille sur un système de sécurité à reconnaissance vocale, explique le fondateur de PIN (Paradigm Innovation Nigeria). Aujourd’hui, l’université californienne de Minerva sponsorise son projet. Un pays en avance sur les nouvelles technologies est un pays d’avenir.» Jeune, sûr de lui et toujours souriant, Gbenga Sesan reconnaît que Yaba est encore loin de ressembler à la Silicon Valley. Mais le jeune homme est confiant. «Les Nigérians ont toujours bâti leur mauvaise réputation sur la fraude Internet, il faut maintenant que nos connaissances en informatique soient utilisées pour construire le pays, pas pour voler de l’argent !» Aux murs, une télévision retransmet un reportage de CNN sur la chute du prix du pétrole. Au Nigeria, tout le monde perçoit la dépression des cours comme une catastrophe pour le pays qui tire 85% de son budget des revenus de l’or noir. Le Nigeria est le 11e exportateur au monde et son économie entière dépend de ses «petro-nairas» (l’équivalent des pétrodollars en monnaie locale). Mais pour le jeune entrepreneur, le baril pourrait «descendre à 10 dollars» que ça serait une bonne chose pour le Nigeria. «Cette crise va enfin nous mettre dos au mur, et nous obliger à penser un nouveau modèle économique, assure-t-il. Le pétrole a été notre malédiction.»

Lekki

«Jeunes, riches et beaux»

Situe-Lekki

En traversant le pont de Lekki, on pourrait se croire pendant quelques secondes à San Francisco. Rouler sous ses grandes arches suspendues est un privilège pour les riches. Le calme qu’il inspire, la brise de la lagune, seule respiration possible dans le tourbillon urbain, est un luxe qui se monnaie : 300 nairas (1,50 euro) au péage pour emprunter le pont. Lekki est le quartier de la nouvelle bourgeoisie, celle qui investit dans l’immobilier ou les télécommunications, faisant fructifier les milliards de dollars des aînés, amassés pendant cinquante années d’extraction de pétrole. Les employés de Total ou de Shell arrivent dans leurs hôtels escortés d’hommes en armes. Le nombre de kidnappings contre rançons a quasiment disparu de la ville depuis la gouvernance de Babatunda Fashola à la tête de l'Etat de Lagos (2007-2015), mais les vitres teintées et la kalach en bandoulière font aussi partie du décor. Le Nigeria est le premier exportateur d’or noir en Afrique et le pays connaît l’expansion la plus rapide du nombre de millionnaires sur le continent (+44% par an depuis six ans). A Lagos seulement, on estime qu’ils seraient déjà environ dix mille (en dollars américains, bien sûr). Sans compter, les dizaines de milliers qui prétendent l’être. Qu’importe si le prix du baril du pétrole s’effondre, à Lekki, et sur «les îles» de Lagos en général, le Moët et Chandon coule toujours à flots. «Au début, ça fait bizarre de voir qu’ici, on boit du champagne comme on boirait de l’eau pétillante à Paris», confiait Françoise-Aramide Akinosho, jeune architecte nigériane, revenue dans le pays de ses parents en 2013, après avoir grandi en France. Comme beaucoup de trentenaires «repats», elle a décidé de vivre au Nigeria, le pays de tous les possibles. Sur la voie rapide de Lekki, les sièges des banques alternent avec des églises, parfois aussi grandes que des cathédrales. «Heavenly Lights» (les lumières du Paradis), «House on the Rock» ou «Pray As You Go» (prières à emporter) promettent rédemption et bonne fortune à leurs fidèles, en échange de dons généreux. A Lagos, tout est business. Et surtout Dieu.

Lekki d’ailleurs est, en soi, un miracle. Celui de l’or noir. Il y a quinze ans à peine, le quartier n’était qu’un vaste marécage infesté de moustiques. C’était l’un des rares endroits à offrir la plus grande richesse de la mégalopole : de l’espace. 72 000 habitants, quasiment tous de la classe supérieure, arrivent chaque année sur ce bras de mer humide. Les terrains s’achètent aussi cher que dans le XVIe arrondissement de Paris, mais ils sont inconstructibles. C’est au propriétaire d’engager des millions de dollars supplémentaires pour le rendre habitable. Les immenses tours, désormais symboles de l’architecture des pays émergents, ressembleraient davantage à nos HLM européens qu’à des habitations de luxe, mais les appartements se louent à prix d’or. Chaque immeuble dispose de sa propre mini-centrale électrique et de sa mini-station d’épuration des eaux. Chaque bâtiment est un mini-gouvernement, palliant les négligences d’un Etat défaillant. Lagos est l’une des rares villes au monde où le prix du mètre carré ne dépend pas de son accès à l’eau, à l’électricité, ou de la proximité d’une vie culturelle, de supermarchés ou de parcs. Tout ça, il n’y en a nulle part. Pour faire augmenter le prix du mètre carré, il faut juste être le plus proche possible des îles, le centre financier, et être tendance.

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Lekki a tout cela. C’est LE quartier à la mode, à l’image de la nouvelle vague de chanteurs vedettes nigérians : «jeunes, riches et beaux», comme ils se définissent eux-mêmes dans leurs chansons, en modestie toute nigériane. Les 4x4 se succèdent sur Admiralty Way, l’une des seules rues commerçantes de la mégalopole. «Il y a encore dix ans, Lekki était un quartier purement résidentiel», constate Ife Orawusi, de Sagaci Research, un cabinet de consulting économique, spécialisé sur la classe moyenne et la consommation en Afrique. Mais petit à petit, les maisons ont été vendues à des enseignes de vêtements, des restaurants, car cela se vend plus cher. Il suffit d’agrandir les fenêtres de la chambre à coucher ou du salon pour les faire ressembler à des vitrines. «Il y a un vrai manque de centre-commerciaux, poursuit l’économiste. Lekki est le seul endroit où il reste de la place et où l’on peut ouvrir de grands magasins, mais leur coût de production, le manque d’électricité et le prix de l’immobilier est tel que ça décourage les investisseurs.» Les architectes aussi, sont découragés. La vague irrationnelle de constructions se fait sans plan d’urbanisation, des immeubles se dressent, des maisons se transforment en magasins, sans respecter les obligations de places de parking, augmentant encore plus la congestion de la ville. Au large des «îles», on a ensablé l’océan Atlantique pendant plus de sept ans, sur onze kilomètres carrés, pour agrandir Lagos. Eko Atlantic sort de terre, bâtissant un rêve de Dubaï en Afrique. Il semble bien plus facile d’engager des travaux de titans, contre la nature, que de désengorger la mégalopole. «Cette ville est une catastrophe, constate Kunle Adedeji, autre architecte «nigéro-britannique» repat, fraîchement rentré au pays. Eko Atlantic n’est qu’un pansement sur une plaie suintante. Il n’y a qu’une solution, c’est de faire le ménage. Il faut détruire, compenser, et reloger. Il faut tout détruire, et tout recommencer à zéro.»

Oshodi

«Rome ne s’est pas construite en un jour»

Situe-Oshodi

Monsieur Machiaveli se tient bien droit sur le trottoir, les bras croisés, dans un tumulte à en perdre la tête et le sens de l’orientation. Derrière lui, il a entassé les quelques mètres de toiles cirées qu’il a réussi à sauver. «Ils sont venus avec des bulldozers, ils ont tout détruit, relate-t-il avec un calme qui force le respect. J’ai perdu tout mon stock. Il y en avait pour 7 millions de nairas (30 000 euros environ).» Le marché historique d’Oshodi a été détruit le 5 janvier. Le lendemain, les aera boys, ces gangs de quartier qui assurent la sécurité des habitants autant qu’ils les terrifient et les rackettent, sont venus se servir dans les gravats, sous l’œil complice de la police.

Derrière des baraques construites à perte de vue, qui s’empilent les unes sur les autres, au milieu d’une rue où trouver de l’espace pour son pied est un défi, apparaît un immense terrain vague. C’était, il y a encore quelques semaines, le marché aux produits électroniques et aux tissus de Lagos.

Après des mois de menaces d’expulsion, le gouvernement local avait donné deux semaines aux commerçants pour déménager. Personne n’y a vraiment cru. La communauté avait même décidé de se battre, en engageant un procès contre l’Etat de Lagos. «C’est sans doute ce qui les a énervés», poursuit le vendeur de nappes. L’Etat affirme qu’il a offert des compensations aux commerçants. Les commerçants affirment qu’ils ne les ont jamais reçues. Oshodi était le symbole du tourbillon chaotique de la mégalopole. De ses milliers de bus jaunes, de ses dizaines de milliers d’étals de marché, qui s’amoncelaient jusque sur la voie ferrée par manque de place. Lorsque le train passait, les commerçants déplaçaient leur stock pendant quelques minutes avant de le remettre en place. Il fallait «nettoyer» tout cela.

«Rome ne s’est pas construite en un jour, philosophe le vieux Sir John Brown. Lagos prendra des décennies à se construire et à devenir une belle ville. Nous savons bien que nous ne pouvons pas vivre ici, dans ses conditions. Ça pue ! Mais qu’ils nous donnent des titres de propriétés et nous améliorerons notre quartier.» Le vieux monsieur a 83 ans, les yeux vitreux mais toute sa tête. Il montre du doigt la date de construction de sa maison, peinte sur les murs : «1956.» La semaine dernière, des agents du gouvernement sont venus leur donner un ordre d’évacuation des lieux, et ont dessiné une large croix rouge pour signifier sa destruction imminente. Les maisons se sont construites sans autorisation, ou avec des titres de propriétés factices. Lorsque Sir John Brown est arrivé à Oshodi, il n’avait que 9 ans. Lagos n’existait pas encore. «Pour aller à Yaba, on prenait le train à travers la brousse et on avait le sentiment de parcourir le monde, sous des bananiers et des grands arbres. C’était un village», se souvient le vieil homme. Aujourd’hui, Lagos est devenu un monstre qui ne cesse de grossir.

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Par peur d’une expulsion imminente, les habitants de Mosafejo, ce petit quartier «puant» d’Oshodi, remplissent des camions à la hâte avec leurs matelas moisis et des toits de tôle. Les femmes courent entre les baraques, leur micro-ondes sur la tête. Au milieu de la chaussée terreuse, un homme s’écroule comme une pierre. Sa tête claque contre le sol. Il tremble, ses mains se crispent, de la bave sort de sa bouche. L’homme fait une crise d’épilepsie au milieu du chaos. Et personne n’y fait attention. On l’enjambe pour porter une table, une chaise, en jetant un regard indifférent sur sa souffrance. Pas de place pour les faibles. Pas de temps pour la pitié. En quittant Mosafejo, on passe sous une grande arche, où les habitants ont pris soin d’accrocher ces mots : «Be blessed. Love to see you again.» («Que Dieu vous bénisse. On aimerait vous revoir.»)

Textes Sophie Bouillon
Photos Andrew Esiebo
Cartographie BiG
Production Six Plus

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Author: Peter Whitaker

Last Updated: 1703161562

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Name: Peter Whitaker

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